She

Maldoror - source : Artifice

« Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre : quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. »

- Comte de Lautréamont Les Chants de Maldoror

Lautréamont s’est avéré avoir raison quant à la réception de son œuvre - sa mise en garde ouvrant le Chant Premier ne peut que nous faire sourire lorsque, 130 ans plus tard, s’amène ce duo empruntant (postmodernité oblige) son nom à l’œuvre maîtresse du Comte. Les Chants de Maldoror, le duo en question (formé de Masami Akita et de Mike Patton), ne sont pas davantage accessibles aujourd’hui qu’ils ne l’étaient en leur temps. « Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant » [1] aurait à nouveau lancé le Comte. Nous, chez Artifice, vous invitons plutôt, âmes timides incluses, à pénétrer d’avant et à jeter une oreille à l’univers sonore particulier de Maldoror.

Une parenté fort accommodante

Disons tout d’abord que la parenté avec le Maldoror de Lautréamont ne se limite pas à l’inaccessibilité des oeuvres (ou à l’amusante présentation des pièces de l’album comme étant « Les Chants »). La référence va comme un gant aux musiciens, de part et d’autre. On doit certainement l’attribuer à Masami Akita [2], lui qui a fréquemment revendiqué le surréalisme comme étant l’influence et l’écriture automatique la façon de faire de son one-man-band [3], Merzbow [4]. Or, Lautréamont fut l’un des premiers auteurs à être réhabilité par les surréalistes, ceux-ci considérant ses Chants comme une manifestation certaine de l’écriture automatique [5]. Parce qu’étiquetés comme une œuvre extrémiste, cruelle et relevant d’une sexualité déviante, Les Chants de Maldoror appelaient clairement Akita vers eux - un espèce de home away from home. Les Chants ont en effet l’image que Merzbow aime se donner, se plaisant à raconter en entrevue que la pornographie est l’inconscient de l’humanité [6] et que le Noise - particulièrement sa musique - est composé des sons les plus érotiques qui soient. Aussi, nombre de ses albums ont la sexualité ou un dérivé pour thématique (Music for Bondage Performance étant sans doute l’exemple le plus manifeste [7]).

Patton trouve aussi son compte dans Les Chants de Maldoror, non seulement a-t-il lui aussi une certaine tendance à y aller de thématiques sexuelles [8], Lautréamont lui offre en plus sur plateau d’argent une thématique particulièrement présente dans son œuvre au moment de l’enregistrement (1997 ; j’y reviens) : les abus commis sur de jeunes enfants [9]. À l’instar de plusieurs morceaux pattoniens [10], Baby Powder On Peach Fuzz présente quelques plaintes et pleurs enfantins (ici très ordinés et travaillés avec un certain rythme).

Akita-Patton

Donc, dans les deux cas, la relation se fait très aisément avec le Comte de Lautréamont, mais qu’en est-il du couple qui nous intéresse ? À première vue, la collaboration de Akita et Patton semble improbable, incongrue, voire incohérente. Patton, encore chanteur hard rock à l’époque de l’enregistrement, nouveau né de l’avant-garde venant d’accoucher d’un album d’expérimentation vocale intéressant mais mal foutu (mal enregistré dans des chambres d’hôtels), qui profiterait de son temps libre pendant une tournée de Faith No More au Japon pour enregistrer un album avec Merzbow, roi des noisicians [11]? Plutôt inconcevable. On peut supposer que le contact a pu être initié par John Zorn (qui avait pris Patton sous son aile). Peu importe. Reste que l’on comprend beaucoup mieux l’association avec le recul et que, considérant le parcours que Patton a fait entre l’enregistrement de She et sa parution [12], force est d’admettre que Akita (tout comme John Zorn) passe pour visionnaire pour avoir cru au potentiel du jeune Patton.

Maldoror

Au résultat, les univers de Akita et de Patton se marient finalement étonnamment bien. Peut-être un peu trop. Les fans de Merzbow trouveront la participation de Patton effacée [13] et Maldoror peu surprenant (on y reconnaît très aisément la façon de Akita) ; les fans de Patton verront avant tout en Maldoror un Adult Theme for Voice & Electronics [14] et trouveront décevante que la participation du grand Merzbow ne soit pas plus éclatante. Chose d’autant plus étonnante, cette collaboration aura marqué, d’un côté comme de l’autre, un certain adoucissement des expérimentations sonores de deux compositeurs reconnus pour être turbulents. Maldoror, un peu dommage, apparaît comme le premier pas parfait du non-initié (dispos) dans l’univers du Noise et de la musique électronique d’avant-garde. She demeure malgré tout un album difficilement contournable. Même si elle n’est pas aussi percutante qu’on l’aurait souhaitée (elle n’est plutôt, même si la chose était difficilement envisageable, que ce qu’elle [15] ne pouvait qu’être), c’est de la rencontre de deux maîtres [16] qu’est ponctué Maldoror. Akita et Patton sont deux titans [17] de la postmodernité musicale.

Maldoror propose une sonorité riche, composée de textures variées [18]. Malgré des excès déstabilisants d’agressivité et/ou de stridence, la production de She impressionne par sa limpidité - tout cela coule très bien et l’album demeure très léché, même dans ses moments les plus discordants. Oubliez bien sûr les mélodies à siffloter et les rythmes à tambouriner [19], c’est à une expérience sensorielle et physique [20] que vous êtes ici conviez.

 

Sébastian Sipat

 

[1] LAUTRÉAMONT, Comte de (Isidore Ducasse), Les Chants de Maldoror - Chant Premier dans Oeuvres Complètes, Éditions Gallimard, Collection Poésie, Paris, 1973, p. 17

[2] Comme on attribuera les références sonores aux dessins animés de la Warner Bro. à Patton.

[3] Akita est parfois accompagné sur scène de sa femme, Reiko Azmua.

[4] "Merzbow" était déjà un emprunt aux surréalistes, plus précisément au collage Merzbau, de Kurt Schwitter.

[5] On aura appris par la suite que ce n’était pas tout à fait le cas, puisque certains passages ont été plagiés sur différents ouvrages, des revues scientifiques notamment.

[6] En voilà un qui s’entendrait bien avec Fromant.

[7] D’autres exemples : Artificial Invagination Noisembryo - 'Psycho-Analytic Study Of Coital Noise Posture' Great American Nude/Crash For Hi-Fi Ecobondage Nil Vagina For Mice Steel Cum Neo Orgasm etc.

[8] Pensons à The Girls of Porn avec Mr. Bungle, à The Peeping Tom qu’il a dirigé à Victoriaville en 1998 et, bien évidemment, à son premier album solo, Adult Themes for Voice.

[9] « On doit laisser pousser ses ongles quinze jours. Oh ! comme il est doux d’arracher brutalement de son lit un enfant qui n’a rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les yeux très-ouverts, de faire semblant de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux ! Puis, tout à coup, au moment où il s’y attend le moins, d’enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu’il ne meure pas ; car, s’il mourait, on n’aurait pas plus tard l’aspect de ses misères. » [LAUTRÉAMONT, op. cit., p. 22] « Tu t’y baigneras avec de jeunes filles, qui t’enlaceront de leurs bras. Une fois sortis (sic) du bain, elles te tresseront des couronnes de roses et d’oeillets. » [LAUTRÉAMONT, op. cit., p. 45] « O pédérastes incompréhensibles, ce n’est pas moi qui lancerai des injures à votre grande dégradation ; ce n’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anus infundibuliforme. [...] Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles, expliquez-moi comment et pourquoi (mais tenez-vous à une convenable distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister à mes passions) la vengeance a germé dans vos coeurs, pour avoir attaché au flanc de l’humanité une pareille couronne de blessure. » [LAUTRÉAMONT, op. cit., p. 206]

[10] Quelques titres : Violenza Domestica et After School Special (et son glaçant « why are you touching me ? ») de Mr. Bungle (1995) et Violence à la 5 (tout simplement traumatisant) sur Adult Themes for Voice (1996) - Patton avait également intégré ses pleurs d’enfants à une improvisation faite avec John Zorn et Ikue Mori (Victoriaville, 1998).

[11] « D’inventeur » à « Seigneur », en passant par « Pape » et « Maître », tous les honneurs reviennent à Merzbow en ce qui concerne la création, la popularisation et le renouvellement du Noise, qu’il pratique depuis plus de 20 ans.

[12] Deux ans ; il aura fallu attendre que Patton possède sa propre étiquette - Ipecac - pour que Maldoror prenne vie.

[13] Sinon qu’il apporte quelques jeux de voix originaux et un rythme d’ensemble plus dansable (mais n’y comptez pas !) que la plupart des albums de Merzbow.

[14] La parenté avec Adult Themes for Voice en est agaçante, même les titres des pièces s’y perdent !

[15] Je m’amuse avec elle ; She.

[16] Fiez-vous à notre bon jugement : c’est à la tête de l’avant-garde américaine que Patton s’installe tranquillement.

[17] C’est le pionnier et la figure de proue de la relève ; la version moderne de cette rencontre postmoderne aurait pu être une collaboration Schönberg et Ligeti (ceci en considérant que la postmodernité est encore jeune et la différence d’âge moindre dans notre couple à nous).

[18] Il ne faudrait surtout pas croire avoir cerné l’album en se fiant uniquement à l’extrait disponible ici !

[19] Ne vous attendez pas à ce qu’il y ait une pièce de Maldoror offerte sur le CD-Pepsi.

[20] Tentez l’expérience : écoutez Maldoror, volume élevé, avec votre animal de compagnie, voyez sa réaction, comparez avec Lionel Ritchie.